D’aucuns
ont longtemps douté de l’existence d’une véritable
industrie financière catholique ou protestante. Aussi, la très
grande majorité des débats doctrinaux, articles et
colloques relatifs à la finance éthique religieuse se
sont-ils concentrés ces dernières années sur la
seule finance islamique. Pourtant, les finances éthiques
religieuses chrétiennes existent bel et bien. Une multitude
d'acteurs financiers privés et para-financiers attestent de
l'existence de la finance catholique et de la finance protestante, ce
que démontre clairement le nouveau livre Finance
catholique
qui recense à lui seul un grand nombre d’acteurs privés
(laïcs) et publics (cléricaux).
Les
banques et les fonds d’investissement chrétiens sont
toutefois généralement de taille très modeste,
ce qui peut expliquer ce désintérêt général.
Mais le présent article n’a pas pour objet d’analyser les
causes de cette indifférence, ni de prouver la matérialité
de la finance chrétienne (acteurs, principes, opérations).
Il s’agit plutôt ici d’anticiper les futurs débats
en avançant des propositions nouvelles sur la question des
moyens que le secteur de la finance chrétienne est en capacité
de mobiliser pour soutenir son développement.
Nous
rappellerons, tout d’abord, les principaux enjeux en partant du
constat qu’avec plus de 2 milliards de chrétiens dans le
monde, la finance chrétienne possède des réserves
de croissance conséquentes, surtout depuis la crise morale de
la finance conventionnelle (A). Dans la perspective du renforcement
de l’industrie financière chrétienne, il conviendra
de proposer plusieurs pistes de réflexion sur les moyens
susceptibles d’être mobilisés et les actions à
entreprendre sur le moyen terme (B).
- Plus de deux milliards de consommateurs chrétiens
Selon
les estimations publiées en décembre 2011 par
l’institut de recherche américain Pew Forum, les chrétiens
représentent aujourd’hui un tiers de la population mondiale,
devant les musulmans1.
La moitié des quelques 2,2 milliards de chrétiens
recensés est catholique, 37 % sont protestants et 12 %
orthodoxes. Ils se répartissent de façon assez
équilibrée entre les Amériques, l’Europe et
l’Afrique. Cette dernière a enregistré la progression
la plus impressionnante en un siècle, le nombre de chrétiens
ayant été multiplié par plus de 60, passant de 8
millions en 1910 à 516 millions en 2010.
Du
point de vue de la finance chrétienne, ces chiffres doivent
toutefois être relativisés :
- premièrement, il doit être tenu compte du degré réel de pratique religieuse du consommateur, la finance chrétienne ne pouvant a fortiori s’adresser qu’aux chrétiens sensibles au discours religieux, au premier rang desquels figurent les pratiquants ayant une activité cultuelle régulière et, dans une moindre mesure, les croyants non pratiquants.
- deuxièmement, la diversité des courants de pensée qui font la richesse de la chrétienté aboutissent à une fragmentation de l’offre, la finance chrétienne pouvant se subdiviser en autant de compartiments que de courants (finance catholique, protestante, orthodoxe, etc.). Cependant, si le banquier insiste sur le caractère œcuménique de ses activités, la finance protestante pourra paraître « catho-compatible » au consommateur catholique et vice versa.
- Des consommateurs en quête de sens
La
crise des subprimes
a mis au grand jour le caractère néfaste d’une
finance déréglementée à l’excès.
Une kyrielle de comportements moralement insupportables (p. ex. bonus
exorbitants de certains banquiers, spéculation sur les denrées
agricoles, montages dans les paradis fiscaux) ont causé des
blessures profondes dans les consciences. Les politiques ont certes
réagi avec célérité et de nombreuses
réformes ont été entreprises. Néanmoins,
gageons que le modèle de la finance conventionnelle orientée
exclusivement vers la recherche du profit financier n’est pas près
de trouver grâce aux yeux d’une large partie de la
population, pas seulement chrétienne.
La
crise morale a fait évoluer les exigences du consommateur qui
se dirige désormais davantage vers les finances dites
« éthiques » qui ne sont pas uniquement
lucratives dans la mesure où elles ne cherchent pas
exclusivement le profit financier mais incluent, aussi, la recherche
d’un profit social fondée sur des critères
extra-financiers qui tiennent compte des problématiques liées
à l’écologie, aux droits de l’Homme, à la
solidarité envers les plus démunis, au respect de la
parole divine, etc. C’est ainsi que les finances éthiques,
qu’elles soient strictement profanes (finance durable, finance
solidaire) ou religieuses (finance chrétienne, finance
islamique), ont toutes connu ces dernières années une
nette progression de leur chiffre d’affaire.
- Une finance chrétienne adaptée aux besoins
La
finance chrétienne présente des avantages
concurrentiels vis-à-vis des autres finances éthiques à
la fois pour le consommateur et le professionnel.
Du
point de vue du consommateur, la finance chrétienne donne
l’assurance que l’argent est utilisé par le banquier à
bon escient. Dans le livre Finance
catholique,
est apportée la démonstration de l’intensité
supérieure des exigences de la finance chrétienne
vis-à-vis des finances durable (ISR) et solidaire : d’une
part, la finance chrétienne reprend les critères
extra-financiers des finances durable et solidaire, et d’autre
part, elle y ajoute d’autres critères d’origine
religieuse. Par exemple, certains investissements centrés sur
la protection de la vie sont spécialement prohibés
(IVG) ou favorisés (éducation et protection des
enfants).
Techniquement,
l’épargne peut à la demande du client être
dirigée vers le financement d’associations caritatives.
Divers procédés sont alors possibles, notamment :
le reversement sous forme de donations soustraites du montant des
commissions normalement perçues par le banquier à
chaque paiement ou virement, ou déduites des bénéfices
de la banque en fin d’exercice comptable ; ou l’investissement
dans des fonds éthiques chrétiens. S’agissant du prêt
à intérêt, aucune prohibition des intérêts
ne s’applique, même dans les banques catholiques,
contrairement à la finance islamique. En revanche, le taux
d’intérêt doit être juste et éviter de
conduire au surendettement de l’emprunteur. Par ailleurs, comme
toute banque conventionnelle, les établissements chrétiens
peuvent proposer les services habituels de banque, d’assurance, ou
d’investissement, à des conditions tarifaires équivalentes.
Du
point de vue du banquier, il faut mentionner l’avantage que peut
procurer le sentiment d’appartenance à une communauté
d’intérêts. Ce sentiment naturel est susceptible
d’intervenir dans le processus d’adhésion et de
fidélisation de la clientèle, à la fois lors de
la phase de prospection et pendant la relation d’affaire. Les
communications de la banque qui font explicitement référence
à la culture chrétienne (sur les sites internet, les
prospectus, etc.), voire la publication d’une profession de foi, la
capacité du banquier à utiliser le vocabulaire et les
connaissances religieuses, peuvent être décisives dans
le choix du consommateur chrétien de donner sa confiance et
d’établir une relation d’affaire pérenne.
- Synthétiser les principes financiers chrétiens
De
nos jours, les banques chrétiennes définissent les
aspects éthiques de leur politique d’investissement et de
leurs règles de fonctionnement sur la base de leur
compréhension religieuse à partir de sources éparses
(saintes écritures, tradition et enseignement de l’Eglise
catholique romaine pour les catholiques). L’un des principaux
écueils de la finance chrétienne actuelle reste
l’absence de cadre éthique formel et consensuel. La mise en
œuvre à un niveau transactionnel (p. ex. lors de la
négociation d’instruments financiers) des principes moraux
chrétiens est pour l’heure trop sujette à
interprétation. Dans un but de rationalisation, il importe que
soit faite la synthèse des principes financiers chrétiens,
et qu’ils soient présentés dans une forme adéquate,
éventuellement sur le modèle de la finance islamique2.
Cette
entreprise de rationalisation requiert aussi un consensus parmi les
acteurs de la finance chrétienne (cléricaux et laïcs).
Ce consensus pourrait être dégagé dans le cadre
d’« états généraux de la finance
chrétienne » réunissant professionnels de la
finance et religieux, afin de décider ensemble du cadre
moral-financier de référence3.
A cette occasion, une multitude de publications, cléricales ou
laïques, pourraient nourrir les débats : par
exemple, les « pistes d’action » publiées
en juin 2013 par Justice et Paix - France, les principes élaborées
en 1975 par Larry Burkett ou encore les très récents
« 7 princificats
opérationnels »4.
En
outre, l’occasion serait aussi donnée de débattre sur
l’opportunité de créer un ou plusieurs organismes
certificateurs, à l’instar des comités de conformité
charia (sharia
board)
qui certifient, à travers un label, la conformité des
activités financières aux principes religieux
musulmans. Un organisme équivalent chrétien, s’il
voyait le jour, aurait pour fonction d’assurer la conformité
des services et produits proposés par les banques chrétiennes
avec les principes financiers chrétiens.
- Soutenir la création de banques chrétiennes
S’agissant
des actions à entreprendre côté professionnel, il
doit être déduit de la loi de Say « l’offre
crée sa propre demande » qu’il ne peut y avoir de
consommateurs de services financiers chrétiens sans banque
chrétienne pour les proposer. Or c’est précisément
le vide dont souffrent les pays francophones européens qui,
aujourd’hui, constituent un des rares marchés à ne
point disposer d’établissements de crédit chrétiens5.
L’Institut pour les œuvres de religion ou « banque du
Vatican » pourrait naturellement avoir un rôle
moteur sur ce sujet. D’après les données publiées
sur son site inauguré le 31 juillet dernier (www.ior.va), son
bilan fait état de 7,1 Mrd EUR. Ce capital représente
une somme relativement importante mais pas toujours disponible6.
Dans la perspective de créer un établissement en France
ou ailleurs, à l’instar des banques catholiques allemandes,
l’établissement implanté en France prendrait de
préférence la forme mutualiste ou coopérative
encadrée par les articles L.512-1 et suivants du code
monétaire et financier, et serait placé sous la
surveillance de l’ACPR.
Mais
le plan de soutien à la création de banques chrétiennes
serait incomplet s’il n’était accompagné d’une
campagne de promotion active auprès des clients potentiels. On
ne peut douter, qu’en l’espèce, la demande génèrera
sa propre offre. Aussi convient-il non seulement de mobiliser les
professionnels de la finance mais également de sensibiliser
les consommateurs aux avantages présentés par les
banques chrétiennes. Les diocèses, les ordres religieux
et les associations caritatives chrétiennes pourraient, à
ce titre, être les premiers acteurs à montrer l’exemple,
notamment en déposant leurs capitaux sur des comptes bancaires
gérés par des banques chrétiennes. Car il ne
faut jamais donner ses perles aux porcs de peur qu'ils ne les
piétinent et que, se retournant, ils ne vous déchirent!7
Antoine Cuny de la Verryère, auteur de Finance catholique (EMS, juillet 2013)
1
LOUP BESMOND DE SENNEVILLE, Plus de deux milliards de chrétiens
dans le monde, in : La Croix, 20/12/11.
2
Il existe une différence de taille entre la Bible et le
Coran. Contrairement à elle, le Coran vise expressément
des montages financiers. Par exemple, le salam a été
créé par Mahomet pour que les agriculteurs puissent
financer leurs besoins de production ou simplement trouver des
moyens de subsistance pour leur famille avant leur récolte.
Par ailleurs, la finance islamique connaît des interdits
clairement définis dont trois qui sont fondamentaux (riba,
gharar, maisir).
4
A.R. Cuny de la Verryère, Finance catholique, edit. EMS,
2013, p. 122 et s
5
Ce vide étonnant peut s’expliquer par les faillites
traumatisantes de l’Union Générale (France) et
d’André Langrand-Dumonceau (Belgique) à la fin du
XIXème siècle ou par des raisons culturelles, une
partie de la population française nourrissant une certaine
méfiance à l’encontre de l’Eglise.
6
Le bilan de l’IOR fait état de 7,1 Mrd EUR dont 3,1 Mrd EUR
de dépôt ce qui est dérisoire en comparaison
d’une banque comme la BNP Paribas (1907 Mrd EUR pour 540 Mrd EUR
de dépôts).
7
Evangile selon saint Matthieu
(7:6).